Bab-el-Manded
Nous avons donc perdu un bateau, Panta Rai, un beau voilier de 45 pieds. Whilem, son skipper, nous explique qu’il se croyait cinq milles à l’est du récif quand, beaucoup trop tard, il l’a aperçu. Pour lui et son épouse, c’est maintenant un billet d’avion et le retour à la maison. La belle aventure vient de se terminer abruptement.
Notre prochaine étape est de 57 milles, sans alternative possible. Il faut donc sortir de notre mouillage sans l’aide du soleil qui est trop bas. On distingue les coraux sur très peu de distance, mais on sort à la vitesse de la tortue avec l’un de nous deux à la proue, prêt à signaler au barreur tout danger possible. Dehors, le vent souffle considérablement. Toute la journée, on fait du 7 nœuds. Fantastique! On jette l’ancre à Suakin, port d’entrée officielle du Soudan, à 15 h 5, sous un éclairage parfait. Toute la flotte a rendez-vous ici. Comme l’accès au mouillage est plutôt complexe, Jean-Louis, dans son dinghy, va à la rencontre de ceux qui arrivent tardivement, ce qui est fort apprécié.
Lo, notre leader, n’est pas content, mais pas content du tout! Longue et fructueuse rencontre des équipages dans les ruines de Suakin. Les gens ont les nerfs à vif. L’un blâme l’autre… Il y a de la bisbille à l’intérieur de certains équipages. Un couple décide soudainement de quitter le bateau à bord duquel il navigue depuis la Méditerranée. Le charter n’est pas toujours facile. Nous savons maintenant que, depuis Suez, six bateaux ont touché le corail, dont trois violemment. Peut-être même y en a-t-il plus, mais qui gardent la chose secrète… « Il y a au moins 160 bateaux qui descendent la mer Rouge chaque année et très peu d’entre eux se frottent aux coraux. Que se passe-t-il donc avec vous? Je vous ai pourtant avisé des dangers et dit comment faire… » La belle excuse pour Alero, c’est que son équipage était parti explorer le Nil et ses monuments lors de ce « captain’s meeting ». Il n’arrivera plus rien de tel pour tout le reste du parcours, Dieu merci!
Quelques jours à Suakin (Dieu que les gens vivent différemment d’une place à l’autre!!! Ici, ville en ruine, rues de terre poussiéreuse, locomotion animale) pour provisions minimales et tout le monde part en même temps pour Trintikat Harbor. Le lendemain, le vent, pour la première fois depuis le début de la descente de la Rouge, tourne sud-est. On savait que ça se produirait, mais pas si tôt. On avance difficilement à trois nœuds. À 15 h, on entend à la radio VHF que… tous ceux qui sont à plus de 12 milles du mouillage prévu ce jour-là doivent rebrousser chemin à cause des obstacles trop nombreux devant eux. Il nous en reste 14… ou 30 milles à refaire sur nos pas. On décide d’obtempérer. Double consolation : 7.5 nœuds tout le long du retour et prise d’un wahoo (type de poisson) de 96 centimètres. Le lendemain, le vent est toujours sud-est. Nous demeurons sur place. Cloud Two répare ses voiles déchirées pendant qu’Idylic cherche la cause de la surchauffe du moteur.
Nous sommes six bateaux à quitter le mouillage au petit matin ce jour-là. Le spectacle du soleil levant n’a pas son pareil. Nous avons 220 milles nautiques à faire avant d’atteindre Massawa, en Érythrée. Nous sommes tous en économie de diesel, car nous savons qu’il nous sera impossible d’en obtenir en Érythrée. Nous aurons plus de 700 milles à faire avant de pouvoir nous en procurer et nous savons que nous sommes entrés dans le secteur où, généralement, les vents ne nous seront plus favorables. Idylic sort du mouillage pour s’apercevoir aussitôt que son moteur continue d’avoir des problèmes de surchauffe. Il rejoint Lynn Rival à la voile et lui demande de l’accompagner. Lynn Rival nous aperçoit et répond à Idylic que nous sommes probablement plus proches de lui et que c’est nous qui devrions voguer à ses côtés, surtout la nuit, pour le guider avec nos feux de route, ce que nous faisons. Accompagner un bateau en difficulté n’est pas de tout repos. On vogue au près, on le perd de vue. Nous dérivons sous un vent très faible. Idylic navigue tous feux éteints, ne pouvant recharger ses batteries. On tourne à moteur pendant 90 minutes pour le rejoindre ou pour le retrouver sous un ciel noir. Et ce petit jeu dure deux jours et surtout deux nuits épuisantes. Le vent est inconstant. Il tombe, change brusquement, devient très fort, tombe à nouveau pendant que le ciel nous crache dessus à pleins seaux. On arrive avant la lumière du jour à Massawa. C’est le bout du bout, il nous faut maintenant diminuer de vitesse pour pouvoir rentrer de clarté. Nous remorquons Idylic dans le port. Nous sommes épuisés. On tend la corde à linge, et c’est un profond sommeil qui nous envahit.
Massawa est un grand port mort. Il est très bien équipé de grandes grues toutes neuves, mais les cargos n’y accostent pas. L’économie chancelante du pays ne permet ni achats étrangers ni exportations et le régime politique en place n’aide pas non plus. La ville est pauvre, très pauvre. Les tablettes des épiceries sont vides. Les deux « restaurants » de la ville n’ont que du poisson à offrir. Là où même l’essentiel manque, on trouve de la bière pour souligner l’anniversaire d’un des nôtres. On fait la distribution de crayons aux jeunes enfants. On en avait fait une bonne provision en Turquie. Qu’on donne à un et on est vite entourés de dix jeunes têtes, lesquelles vont en chercher d’autres. Nous demeurerons populaires pendant les jours qui suivront. Quelques jours plus tard, quand nous visiterons Asmara, la capitale située en altitude, on sera tout surpris de constater qu’à l’intérieur d’un même pays il puisse y avoir tant de différences : la ville est belle, entretenue, les commerces semblent florissants, les restaurants sont remplis midi et soir et le marché abonde de fruits et légumes. La ville garde un peu du style italien du temps de son occupation.
Nous avons maintenant un problème potentiel : le fait d’avoir accompagné Idylic nous a fait consommer plus de carburant que prévu. Nous savons que les chances d’en récupérer ici, à Massawa, sont à peu près nulles. D’autres membres du rallye ont essayé sans succès avant nous. Le taxi qu’on prend pour se rendre à une station d’essence avec des jerrycans vides nous explique que lui-même n’a droit qu’à 40 litres par semaine. Les deux stations visitées affichent d’ailleurs réservoirs vides. On entre dans le bureau « contrôle » de tourisme avec nos réservoirs. Discussions, argumentations, explications. Finalement, un employé du bureau nous invite à laisser nos réservoirs sur place et à quitter. En fin de journée, on vient nous livrer au bateau 60 litres de diesel (on n’en demandait que 40) au prix fort. On nous aurait demandé quatre fois le prix du marché qu’on aurait été heureux de se le procurer quand même.
Enfin, il est là, tout près, ce Bab El Mandeb tant appréhendé, porte de sortie de la mer Rouge. Tout le monde le craint un peu, car chacun a entendu les plus effrayantes histoires le concernant. C’est le goulot de la mer Rouge, dans lequel s’engouffrent d’immenses masses d’eau apportées par les marées semi-diurnes de même que des vents terribles accélérant parce que coincés entre deux murs qui se rapprochent. On s’en approche sous une lune ronde et lumineuse par temps très calme. À 13 h, on est en plein dedans. Brise légère et marée sortante. C’est le courant plus que le vent qui nous déplace. On passe entre la côte du Yémen et son île militaire à 7 nœuds. Voilà, c’est fait. Le simple secret, c’est d’avoir attendu un vent propice en conjonction avec une marée favorable. Et dire que des amis l’ont passé à 1,5 nœuds pendant sept longues heures… Le plus épuisant de toute cette aventure aura été les cauchemars d’anticipation des nuits précédentes.
La mer Rouge, la belle, la dangereuse, avec ses mille milles est chose du passé. On en gardera les plus beaux souvenirs et les plus stressants aussi.
Dominique
« Tu as pris le canal de Panama? » – « Non, je suis passé par le sud. » Wow! Qui est donc ce gars, navigateur solitaire, qui a osé faire le tour par le cap Horn sur Maddalena, son petit voilier de 35 pieds? Nous sommes très impressionnés. Il est dans la soixantaine.
Ses premiers tours, dès dix-neuf ans, il les a faits sur le paquebot France comme cuisinier. C’était la façon qu’il avait trouvée de voyager. Sauf qu’aux cuisines d’un paquebot, on est plutôt occupé avec généralement peu de temps pour visiter.
En juillet 2002, à la veille de sa retraite, il acquiert un Dalite de 10,60 mètres. C’est un dériveur intégral en aluminium. Quelques préparatifs et, en avril 2003, il quitte Hyères, sur la Méditerranée, côtoie l’Espagne, le Portugal, rejoint les îles de Porto Santo, de Madère, les Canaries et celles du Cap-Vert. Son but : rejoindre le Brésil pour revenir à son port d’attache dans trois à cinq ans. Une fois au Brésil qu’il adore, il descend vers l’Uruguay. « Et quand on a atteint Rio, on ne remonte pas, on continue vers le sud. » Il prend ses renseignements, rencontre d’autres bateaux qui ont fait ou s’apprêtent à défier le cap Horn. Il trouve un guide nautique qu’ont écrit deux Italiens, formidable par la précision des données qu’il divulgue, tant au niveau des endroits, des mouillages, de leur profondeur, de leur niveau de sécurité… Le fameux guide couvre la côte de la Patagonie, en Argentine, sur environ 700 milles, la Terre de Feu, et la côte du Chili jusqu’à la Isla Grande de Chiloé.
Son fils Julien, accompagné de Cyril, son ami, vient le rejoindre pour ce fameux passage. Ah! Le détroit de Magellan! Eh bien, non, on passe tout droit pour 150 milles de plus jusqu’au cap San Diego et le détroit de Lemaire. Pourquoi donc? « Parce que le détroit de Magellan peut être dangereux à cause de sa largeur principalement alors que les canaux plus au sud sont étroits et remplis de « caletas » pour s’abriter. » Il faut également toujours considérer le phénomène des courants dans les différents canaux. Quand ils rejoignent Ushuaia, la « ville » la plus au sud, ils doivent stoker pour une autonomie de deux à trois mois. Il n’y aura plus rien sur leur route.
Le pattern de navigation est généralement celui-ci : un ou deux ris, trinquette et moteur. Ils ne se déplacent que le jour, pendant six à huit heures, même si les nuits n’existent pas à proprement dit. On est dans l’été austral, en décembre et janvier. « On entre dans une caleta, on mouille, on largue de grandes amarres aux arbres rabougris, car les vents catabatiques, les « williwows » en langage local, sont de brève durée mais peuvent être assez violents pour coucher un bateau. Cependant, le plus grand danger, finalement, c’est d’aller porter les amarres sur les bords rocailleux, couverts de mousse. Mes deux jeunes équipiers s’acquittaient de cette tâche pendant que je contrôlais les mouvements du Maddalena. Les gens pensent qu’on gèle, mais en fait la température oscille entre 10 et 15 degrés, monte même à 20 degrés parfois en milieu de journée. L’équipage fera un petit détour d’une centaine de milles vers Puerto Natales pour aller mener Cyril pour qui les vacances sont terminées. Julien, pour sa part, montera jusqu’à l’île de Chiloé. Quel spectacle ce passage aura été! IL faut le vivre pour le comprendre. Chiloé, c’est le retour à la civilisation. Tellement vrai qu’à Puerto Montt, un peu plus au nord, on y verra trois marinas.
Et c’est à nouveau la navigation en solitaire. Remonter la côte du Chili se fait bien avec le courant favorable de Humbold et les vents qui sont généralement du sud-ouest. L’arrêt à Valparaiso le fait rêver à tous ces cap-horniers qui partaient de là chargés de laine, de cuivre et d’or. Une année est passée depuis le Brésil. Il se dirige vers l’île de Pâques quand son étai casse. C’est un retour vers le Chili sous gréement de fortune. Il en profite pour visiter la Bolivie et le Pérou.
« Je me suis tellement plu à l’île de Pâques, pourtant petite, que j’y suis resté quarante-cinq jours ». Puis, il se dirige vers les îles Gambier, veut arrêter à Pitcairn, mais on lui interdit l’accès à l’île, son approche étant trop risquée sous la vague et la houle. Dominique est très frustré, car il croyait pouvoir s’y reposer.
Quand on l’a rencontré pour la première fois, c’était aux Seychelles. Il était passé, au cours des quelques années précédentes, par Tahiti, la Nouvelle-Zélande (gros coup de tabac), la Nouvelle-Calédonie, l’Australie, Bali, Singapour, la Malaisie, la Thaïlande et les Maldives contre lesquelles il en a gros : contraintes administratives, visa, coûts exagérés, interdiction d’approcher les lagons des nombreux centres de villégiature (les auteurs de ce texte ont vécu les mêmes contraintes astreignantes)…
« Mais dis donc, comment fais-tu pour dormir? » – « Je ferme les yeux, comme tout le monde!!! En fait, je dors le plus souvent possible, n’importe quand, s’il n’y semble pas y avoir de danger en perspective. Je dors un peu comme un chat : les yeux fermés, mais les oreilles à l’écoute. J’ai le sommeil léger et le moindre changement de bruit ou de mouvement me réveille. De plus, j’ai un détecteur de radar qui m’avise de rencontres possibles ». – « Et maintenant, après sept ans à faire le tour de la Boule? » – « Je retourne vers le Brésil que j’ai adoré et où je ne suis pas resté assez longtemps. »
Bons vents, Dominique!
Source : Magazine Québec Yachting, Vol. 33, No 1, Hiver 2010, page 52 à 54
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