Le reportage La croisière abuse, diffusé le 17 mars dernier par l’émission Enquête à Radio Canada, voulait décrire une supposée «combine» permettant aux plaisanciers québécois naviguant sur le lac Champlain d’échapper aux taxes fédérale et provinciale lors de l’achat d’un bateau neuf dans l’une des marinas de Saint-Paul-de-l’Île-aux-Noix. La journaliste Marie-Maude Denis nous présente les personnages qui lui ont permis de découvrir le pot aux roses du «paradis fiscal du lac Champlain» :
– Tom Dragoon, douanier américain à la retraite, exaspéré par les bateaux au mouillage. «Une immense boutique hors-taxe» qui obstrue le champ de vision de son chalet de West Chazy.
– Me Marwah Rizqy, docteure et professeure en droit fiscal, membre du Barreau du Québec, qui prétend que «marchands et acheteurs profitent du fait que les différentes autorités impliquées n’échangent pas leurs informations».
– M. François Guimont, sous-ministre de la Sécurité publique chargé de la gestion de l’Agence des services frontaliers du Canada, et par ailleurs, client de la Marina Gosselin. Ce dernier n’a pas jugé nécessaire d’expliquer à la journaliste de Radio Canada la mécanique légale des transactions hors-taxe qui encadre le droit maritime et a préféré référer Mme Denis à la Marina Gosselin pour plus d’explications…. Dans le langage du hockey, l’entraîneur dirait : «Voilà certainement un but que le gardien voudrait revoir».
Une caméra cachée dans les bureaux de vente de la Marina Gosselin et la divulgation d’une chaîne de courriels entre M. Guimont et Mme Christine Gosselin, co-propriétaire de la marina, alimentent la suspicion. Au mois d’août 205, Mme Gosselin s’inquiète de changements règlementaires des douanes canadiennes quant à l’accès au Canada de bateaux hors-taxes et en fait part au sous-ministre à qui elle a vendu un Bénéteau 48 par le passé. La journaliste se dit qu’elle tient là un bon filon, d’autant plus que les protagonistes sont avares de commentaires.
Marie-Maude Denis nous décrit alors «la combine», dessin animé à l’appui. Le bateau battant pavillon canadien traverse la frontière avec un statut de bâtiment hors-taxe et pénètre aux États-Unis à titre de touriste, oubliant au passage de «s’importer aux États-Unis» et de régler des taxes dans les États de New York ou du Vermont. D’après Radio Canada, plaisanciers et concessionnaires de bateaux seraient complices d’une pratique d’évasion fiscale qui feraient perdre des sommes substantielles au Trésor public.
Mme Denis aurait pu s’éviter de visiter Tom Dragoon, le lanceur d’alerte de West Chazy, pour «découvrir» l’existence du paradis fiscal du lac Champlain. En cherchant un peu dans la tour de Radio Canada, elle aurait pu rencontrer plusieurs employés de la maison, propriétaires de bateaux hors-taxe, en mesure de lui expliquer que la réglementation encadrant le statut des bateaux hors-taxe est en vigueur au Québec depuis le milieu des années 1970, avec l’assentiment de l’Agence des services frontaliers du Canada qui n’ignore rien des pratiques commerciales des marinas de la rivière Richelieu. Un complément d’enquête lui aurait également révélé que Revenu Québec a déjà tenté de cotiser la Marina Gosselin au milieu des années 1980, sous prétexte que les bateaux étant vendus au Québec, la taxe s’appliquait, même si les bateaux étaient ensuite exportés. Revenu Québec a finalement abandonné la cause, incapable de convaincre le juge que la pratique était illégale. En cherchant encore, Radio Canada aurait aussi appris qu’à la même époque les États du Vermont et de New York ont tentés de prélever des taxes de vente aux plaisanciers québécois qui amarraient leurs bateaux sur leur plan d’eau pour la saison estivale. Et ils avaient parfaitement le droit de le faire dans la mesure où leur législation leur permet de cotiser un navigateur qui passe plus de trente à quatre vingt dix jours sur leur territoire. Lorsque les deux États ont réalisé que les revenus de taxation étaient inférieurs aux pertes générées au sein de leur propre industrie touristique, ils ont abandonné toute velléïté de cotiser leurs clients québécois qui contribuent largement à la santé de l’économie estivale locale.
Quant à l’affirmation à l’effet que les bateaux hors-taxe battant pavillon canadien oublient volontairement de «s’importer aux États-Unis» en pénétrant dans les eaux du lac Champlain, elle n’a tout simplement aucun fondement. Un bateau ne peut battre deux pavillons simultanément. En outre, les États-Unis ne réclament pas que les citoyens étrangers naviguant dans leurs eaux territoriales immatriculent leur bateau aux États-Unis. On leur demande simplement d’acheter un permis de croisière annuel (Cruising License) et un autocollant appelé Decal au coût modique de 27,50 $US. Quant à un non-résident souhaitant immatriculer son bateau aux États-Unis, il devra le faire obligatoirement par l’intermédiaire d’une entreprise offshore. L’État du Delaware accueille à bras ouverts ces entreprises offshore, à qui il ne réclame d’ailleurs aucune taxe.
Les autorités fédérales américaines n’ignorent rien de la situation des bâtiments canadiens hors taxe, aussi appelés en douane, qui croisent dans leurs eaux, au lac Champlain ou ailleurs. Elles laissent simplement aux États concernés le choix de cotiser ou non les navigateurs étrangers. La situation décrite au lac Champlain par l’équipe de Radio Canada prévaut aussi dans l’État de Washington où de nombreux plaisanciers de Colombie Britannique naviguent sur des bateaux en douane battant pavillon canadien.
Cette pratique de bateaux de plaisance en douane, naviguant en battant pavillon du pays d’origine de leurs propriétaires, n’est en rien propre à notre pays. Il s’agit d’une pratique internationale que la plupart des autorités fiscales connaissent et tolèrent. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur les importantes flottes de plaisance qui croisent dans les Caraïbes. Elles sont exemptes d’acquitter droits de douane ou taxes dans la mesure où elles demeurent à l’extérieur de leurs eaux territoriales. Et c’est le seul point que le droit maritime prend en compte : pour naviguer à l’intérieur des eaux territoriales de son pays, un propriétaire de bateau doit obligatoirement acquitter taxes et droits de douane. Cette obligation disparaît automatiquement lorsqu’il exporte son bateau à l’étranger.
La particularité du village de Saint-Paul-de-l’Île-aux-Noix tient au fait que ces bateaux en douane reviennent, pour la plupart, en territoire canadien pour la saison hivernale. Ils doivent pour ce faire obtenir l’assentiment préalable de l’Agence des services frontaliers, fournir une caution équivalente à la valeur du bateau pendant leur présence au Canada, se diriger directement et exclusivement vers leur site d’entreposage et s’engager à quitter le Canada avant le 30 juin de l’année suivante. À défaut de respecter ces procédures, taxes et tarifs douaniers s’appliquent automatiquement.
À plusieurs reprises, des responsables des autorités douanières se sont interrogés sur cette pratique accommodante permettant le retour au Canada de bateaux en douane. Et si ces plaisanciers qui ont fait l’économie des taxes restaient confinés aux États-Unis l’automne venu? Après tout, rien n’oblige les services frontaliers à faciliter ces migrations saisonnières, même si elles sont parfaitement légales. Chaque fois que la question s’est posée, la même réponse a prévalu. Réponse guidée par le simple bon sens. Que rapporterait à l’économie canadienne l’entreposage de centaines de bateaux aux États-Unis ? Des pertes de revenu sur des services d’entretien et de réparation dûment taxés, des pertes d’emploi, une perte d’expertise dans le secteur de la réparation navale et la dévitalisation de l’industrie nautique de la région du Richelieu, principal pôle de développement de l’économie de la plaisance au Québec.
Napoléon aimait dire que «la politique d’un État est toute dans sa géographie». La région montréalaise concentre la population et les ressources financières propres au développement d’une industrie nautique florissante. Le lac Champlain offre un vaste plan d’eau au cadre naturel préservé dans une région peu peuplée et économiquement peu développée à une heure de route de la métropole. Le Québec possède les clients et le savoir faire, les États du Vermont et de New York le terrain de jeu. Des deux côtés de la frontière, toutes les administrations gouvernementales concernées s’entendent sur le fait que l’économie générée par la flotte de bateaux en douane du lac Champlain est bénéfique à l’ensemble des parties et qu’elle s’effectue dans un cadre légal respectueux du droit maritime international.
La croisière continuera donc de s’amuser, les douaniers américains à contrôler les titres de propriété des bateaux canadiens le printemps revenu, les fiscalistes à identifier de potentielles sources de revenus, les riverains frustrés à pester contre les bateaux trop nombreux et les journalistes à la dérive à chercher des paradis fiscaux là où ils n’existent pas.
NB : Le site des conseillers maritimes Hébert & Associés offre plusieurs éclaircissements quant au statut des bateaux en douane sur le lien suivant :
http://www.hebertmaritime.com/content/view/45/76/lang,french/
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